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Voir le monde à travers les couleurs de Jean-Marie Mahieu

Jean-Marie Mahieu a reçu le Prix Achille Béchet

S’il vous arrive de passer par la Fabrique de Théâtre et de visiter les espaces que nous mettons à disposition des artistes de la scène et si en plus, c’est avec Olivier, notre coordinateur général, que vous faites la visite ; alors vous ne manquerez pas de pousser la porte de notre atelier de construction, qui abrite nos deux menuisiers David et Eddy et leurs machines à fabriquer des décors.

Au milieu de ces machines, de la sciure, des plans et des planches, une série de petites tables disposées en U attirera, sans aucun doute, votre attention.

Il est même possible que vous tombiez nez-à-nez avec Jean-Marie Mahieu, assis au milieu de ces  tables disposées autour de lui. Il aura certainement pris soin de pousser sa poubelle à 5 mètres de lui, parce que comme il dit : à l’atelier, il aime bien qu’entre ce qu’il peut faire et ce qu’il a en tête, ce soit aussi physique.

Quant à moi qui vous écris ce petit texte qui m’a été demandé à l’occasion de la remise du Prix Achille Béchet* qui revient cette année à Jean-Marie Mahieu, j’ai souhaité revenir au tout début de cette histoire qui nous lie à l’artiste peintre vivant et travaillant à La Bouverie et déplier le temps avec le fil d’or de notre histoire commune.

C’était à l’époque de Michel, comme on dit. Traduction : lors de la précédente direction de Michel Tanner, au moment de la fondation de la Fabrique de Théâtre.

Il faut imaginer le peintre prenant des risques et toujours remettant son oeuvre sur la table de travail.

Avant la Fabrique telle que nous la connaissons, j’ai occupé tout le bâtiment, il y avait des oeuvres à moi partout, dans les classes, dans les couloirs, partout ! Jean-Marie Mahieu est devant moi, dans mon bureau. Nous sommes en mars 2024. Il y a du soleil aujourd’hui et le jaune des murs souligne l’impression de lumière diffuse et de chaleur. C’est Jean-Marie qui a choisit les couleurs de tous les murs de la Fabrique et inauguré le nouveau lieu avec une exposition de ses oeuvres le 20 mars 1998. Quand j’ai débarqué avec tous mes tableaux et que j’ai voulu les accrocher pour l’exposition d’inauguration de la Fabrique, les fonds de couleurs des murs et mes tableaux ne collaient pas du tout ensemble. Il a fallu que j’apprivoise cette dimension qui m’avait échappée.

« On ne ferait pas une retrospective ? » lui avait dit Michel. J’ai failli tomber raide-mort, me dit Jean-Marie mais il a répondu à Michel qu’il voulait bien faire une exposition particulière basée sur la mémoire. Cela m’a rebranché sur mon identité territoriale. Elle était latente cette mémoire, mais elle n’avait jamais été efficiente et là parce que j’avais une commande, j’ai développé les bases de mon discours d’aujourd’hui : le territoire que j’avais connu dans mon enfance jusqu’à 12-13 ans, c’était les charbonnages avec tout ce que cela comporte. Le bruit. Le noir. C’était noir ici.

Sur le carton d’invitation à l’inauguration de la Fabrique de Théâtre en 1998, Michel Tanner écrivait : Jean-Marie Mahieu recréé ses propres mythes et refuse la stricte représentation d’un quotidien difficile. Il vaut transmettre son art, son métier, ses impressions et son talent à qui accepte de regarder son travail.

Aujourd’hui tout est vert… et Jean-Marie Mahieu continue à peindre ses tableaux en commençant par une couleur très foncée, voire noire, symbolisant le processus de remontée des profondeurs. Il explore ainsi l’exploitation des ressources souterraines, évoquant les hommes, les femmes et les enfants qui s’aventuraient dans les entrailles de la terre pour extraire le minerai, luttant ensuite pour ramener cette  matière obscure à la surface, à la lumière.

Cette démarche pour le peintre est fascinante d’un point de vue symbolique : extraire une matière de la terre pour ensuite la transformer et l’utiliser, créant ainsi une valeur économique et énergétique. Le charbon, lorsqu’il est brûlé, génère du feu et de la chaleur, mais se transforme également en fumée blanche. Cette réflexion pousse à une contemplation profonde, non seulement sur le processus en lui-même, mais aussi sur les paysages modelés par les résidus extraits par les humains.

Il faut imaginer Jean-Marie Mahieu essuyant ses pinceaux.

Et il me regarde, dans le bureau jaune, me dit : Stephen, votre communicant et photographe, l’a écrit dans la brochure de la Fabrique. Il m’a fallu des années avant de me dire que j’étais un homme libre. Des années.

Et puis, il y a l’histoire de ces petites tables à l’atelier de construction.

Quand j’étais étudiant je suis passé par Vanderkelen à St Gilles, une école de peinture de faux bois, de faux-marbre et de lettrage. J’ai raté le cours sur la feuille d’or à l’assiette parce que j’étais malade. L’assiette, c’est le fond rouge qui permet à la feuille d’or de s’accrocher à la matière que tu veux peindre. Je n’aimais pas l’or mais il a fallu que je le dompte. C’est à cause de l’or que je suis à la Fabrique, parce que je ne pouvais pas chauffer un atelier pour faire de la feuille d’or. Alors Michel m’a donné une petite table à l’atelier de construction.

Plus de 25 ans plus tard, en 2024, Jean-Marie est toujours là au milieu de ses petites tables, de ses pinceaux et de ses couleurs, de ses petites maisons dorées et de ses installations. L’été, il prend possession d’une grande salle à côté de la menuiserie pour déployer les toiles de plus grandes dimensions et passer frénétiquement de l’une à l’autre.

Je repense à un texte de Maylis de Kerangal dans Un monde à portée de main, dont l’action se déroule justement à Vanderkelen à Saint-Gilles :  « Il y a des formes d’absences aussi intenses que des présences ».

Cela pourrait être cela le rapport du peintre à son territoire.

Pour moi, tant que Jean-Marie peindra et agira sur la matière et les couleurs, sur ses tables dans l’atelier de construction ou la grande salle qu’il occupe l’été à la Fabrique de Théâtre, notre mémoire sera préservée et interrogée, notre histoire se déploiera. Tant qu’il y aura quelqu’un pour regarder son travail, notre lieu vivra.

Parce qu’en observant son patient travail, on peut entendre Jean-Marie Mahieu nous chuchoter à l’oreille que chaque individu représente l’expression d’un potentiel artistique illimité, évoluant sans cesse vers sa propre perfection esthétique.

 

Valérie Cordy

Directrice de la Fabrique de Théâtre

Cheffe du Secteur des Arts de la Scène de la Province de Hainaut

 

* Le Prix Achille Béchet est un prix de consécration biennal qui récompense le travail de l’autrice ou auteur d’une œuvre majeure, sans distinction de genre. Créé en 1993 à l’instigation d’Achille Béchet, alors directeur général des Affaires culturelles du Hainaut, ce prix est réservé aux créatrices et créateurs né.e.s en Hainaut ou y résidant depuis trois ans au moins. Ce prix n’est pas soumis à candidature mais attribué sur proposition d’un jury composé des cheffes et chefs de secteurs de Hainaut Culture, ainsi que de l’Inspection générale.
Parmi les lauréats du Prix Achille Béchet, citons Marcel Moreau, Jean Louvet, Pol Bury, André Balthazar, Christian Leroy, Georges Vercheval, Raoul Vaneigem, François Emmanuel et Gabriel Belgeonne (texte original).